Ah! Cette rue Claude Lombard à Dole, je m'y revois à l'âge de dix ans, lorsque je la descendais en courant depuis le pont de la Bougie, suivant à la même vitesse une 141 R qui rentrait au dépôt. De 1960 à 1967, nous habitions à quelques centaines de mètres de là, mon enfance a donc été marquée par les locomotives à vapeur, et particulièrement par elles, ces "MIKADOS" dont l'image, les bruits, et l'odeur sont restés gravés dans ma mémoire. Le soir, surtout lorsque le temps était à la bise, j'écoutais depuis notre balcon le chuintement continu des turbo-dynamos, les coups de sifflet brefs, le déchirement brutal des soupapes d'une machine "au timbre", le sifflement des "by-pass" d'une "R" arrivant de Besançon en tête d'un train. Après le crissement des freins, la pompe à air regonflait la conduite principale. J'entendais les battements de son cœur de géant. Après dételage, la loco allait au-delà du pont de la Bougie, avant de revenir en direction du dépôt en cisaillant les aiguillages. J'écoutais encore le petit sifflement aigu du signal d'entrée au dépôt, puis rentrais me coucher, pour rêver à de grands voyages... La "Mikado" allait bientôt se reposer "au Parc", après les opérations habituelles : eau, charbon, jet du feu... Le jeudi ou le dimanche, j'observais inlassablement ce parcours fait de petites étapes de quelques mètres entre chaque lieu spécifique : grue à eau, fosse à scories, sablerie, huilerie, puis "extraction" : le meilleur moment pour moi car, à ce moment-là, le mécanicien actionnait une soupape placée sous la chaudière et servant à évacuer les boues en suspension à l'intérieur. Le grondement qui se faisait entendre alors était terrifiant. La machine s'enveloppait complètement d'un manteau de vapeur, peu à peu déchiré par le visage du mécanicien, m'apparaissant comme Yves Montant dans "l'Aveu" (casquette en plus), et qui s'agitait, impatient d'y voir quelque chose pour avancer sa machine à l'étape suivante : le parc à combustibles. Là, une grue "BONDY" sur chenilles, dont le moteur tournait jusqu'alors au ralenti, s'ébrouait subitement et faisait tournoyer son godet au-dessus des tas de "criblé". Cependant que cet espèce d'oiseau métallique bancal et maladroit essayait de viser la trémie du tender, je remarquais que le boucan produit par les tôles disjointes qui le constituaient couvrait celui de son moteur! Certains jeudis me réservaient une heureuse surprise : en sortant du dépôt, tender en avant, une "R" avait "défoncé le butoir". Quel régal ! Je m'installais pour une bonne partie de la journée, afin de jouir du spectacle offert à quelques mètres seulement de mon observatoire ! Des ouvriers s'affairaient autour du bogie "dans le sable" et du "wagon de secours de grandes interventions". Des chefs vêtus proprement et affichant des visages sévères discutaient entre eux en faisant des gestes où les articulations de leurs poignets et de leurs avant-bras appuyaient leurs propos. Puis l'un d'entre eux faisait signe au chef d'équipe, qui s'approchait alors pour écouter les instructions de ces messieurs. Ces derniers s'éloignaient, et l'atmosphère se détendait sur le chantier.
Imaginez un mois d’août 1962, en pleine canicule. Tout le monde fait la sieste, ou du moins reste chez soi, fenêtres ouvertes. Geneviève Tabouy nous a comme à l’habitude déclaré : « Attendez-vous à savoir… » Puis les « transistors » se sont tus. Pas un bruit devant la « cité », sinon de temps à autre les coups sourds de la masse d’un voisin qui s’acharne à récupérer le pont d’une « Aronde », renversée sur le côté à même le trottoir. Au loin se fait entendre le chuintement des soupapes et les coups de sifflet des locomotives. C’est pour moi comme un appel. Que faire d’autre, sinon partir traîner au bord des « emprises du chemin de fer » pour voir ce qui s’y passe ? D’ailleurs, il n’y a bien que là qu’il se passe quelque chose, dans cette torpeur générale. En parcourant les rues désertes, je fredonne l’air d’une chanson plaintive de Ray Charles, entendue le matin même sur le « Teppaz » de ma grande cousine étudiante, qui loge chez nous. Ecoutez le « Génius » chanter « Walkin’ and talkin », vous serez tout à fait dans l’ambiance. Le dépôt, avec ses deux rotondes et ses ateliers, je l'apercevais depuis mon observatoire vers le parc à combustibles. Mais en suivant la rue, je ne pouvais que contourner, en contrebas, la rotonde Nord totalement isolée de ma vue par une épaisse palissade constituée de traverses noircies, sciées en pointe à leur extrémité supérieure. Aucun orifice ne me permettait de voir ce qui se passait de l'autre côté, d'où des fumées montaient vers le ciel. Il ne me restait que l'odorat pour comparer les effluves d'huile, de vapeur et de charbon qui filtraient à travers l'insurmontable barrière, et mon imagination pour identifier les bruits de chaudronnerie, les grincements de roues, et les gémissements des rails s'enfonçant sous le poids des lourds tenders. Cependant, plus loin, un petit sentier entre les acacias menait derrière le grillage entourant la rotonde Sud, d'où je ne me trouvais plus qu'à quelques mètres des machines. Souvent des cheminots empruntaient ce chemin, sans doute pour entrer et sortir du dépôt discrètement, sans se faire voir à l'entrée principale. J'en déduisais, me trompant peut-être, qu'ils allaient ainsi au café, mais sans aucun doute au "ravitaillement", lorsque je les voyais rentrer un litre à la main. Ces types avaient le visage rouge et peu amène. Avec le frangin, on les appelait « V.S. » (Vieux Soûlons). Y’en avait beaucoup. Je craignais de me trouver nez à nez avec l'un d'eux, sachant que quand cela m'arrivait si près des "emprises", il ne manquait pas de me demander : «dis donc, où tu vas comme ça, p’tiot ? » et aussitôt me menacer de coups de pieds au cul si je ne décampais pas « fissa ». Certains pouvaient même ajouter une petite touche sadique à leurs propos d’une diction « Gainsbarrienne » : ils nous demandaient nos noms, afin de nous plonger dans la terreur d’une possible visite ultérieure des gendarmes à notre domicile familial. Bien sûr, on a très vite mis au point, répété puis appliqué la parade : un faux nom et une fausse adresse, et s’il était nécessaire, agrémenté de quelques détails qui faisaient vrai (nom des prétendus voisins relevés sur des boîtes aux lettres, etc.…) Mes incursions ici étaient donc plutôt rares, et tentées le dimanche après-midi. Ce fut ce jour-là que je pus me rendre compte pour la première fois de l'intense activité qui régnait au cœur du dépôt. Il faut dire qu’à cette époque, des trains, « y’en avait », et le dimanche comme en semaine ! De nombreuses locomotives étaient en attente au timbre, pour participer à l’effort économique de la nation (là, je suis « grave » !) Le pont tournant, "la plaque", s'agitait très souvent pour recevoir ou sortir une machine du parc, et des agents s'affairaient partout sous la "demi-lune" en béton et vers les différents bâtiments attenants. Bien sûr, dans cette première moitié des années soixante, la plus grande part de l'effectif des locomotives à vapeur que l'on pouvait voir ici était constituée de 141 R, mais ce ne fut que depuis ce "poste avancé" de mon réseau d'observatoires que j'ai commencé à distinguer les différences entre les séries de machines. Je découvrais quelquefois, garée entre mes "R" familières, une 141 E ou une 140 J, qui m’intriguaient beaucoup du fait de leur rareté. Je fus impressionné par une très grosse locomotive-tender à cinq essieux mais avec de minuscules roues. Elle était remisée sur la première voie extérieure longeant le mur de la demi-lune : c'était la 050 TX 16. Elle demeura là immobile pendant plusieurs années, avec un seau rouillé chapeautant sa cheminée. Et puis elle disparu aussi mystérieusement qu'elle était apparue. D'où venait-elle ? A quoi était-elle destinée? Qu'est-elle devenue par la suite? Bien sûr, je n'en su rien durant très longtemps, mais son image elle aussi revient hanter ma mémoire, tout comme celle de ces 141 R et 140 J dépecées au chalumeau sur les voies découvertes de la rotonde Nord, déjà partiellement démolie. Les ouvriers qui accomplissaient ce travail passaient à mes yeux pour de véritables bourreaux. Un réel malaise m'envahissait à voir ces blessures béantes sur les chaudières, laissant apparaître à l'air libre leur multitude d'organes et de canalisations internes dans lesquels plus aucun fluide ne pourrait désormais les ramener en vie. Un jour, mon vélo ayant besoin d'une soudure, mon oncle m'emmena dans son atelier, attenant à la cantine. L'outillage était parfaitement rangé. Aux murs l'emplacement de chaque instrument était dessiné en rouge pour que l'on remarque immédiatement son absence, c'était du moins mon interprétation. De fait, aucun objet ne traînait en-dehors de sa place désignée. Des panneaux colorés, disposés aux endroits appropriés, mettaient en garde contre tous les dangers. Les dessins qui y figuraient m'impressionnaient. Près du touret à meuler, de furieux crochets en forme d'hameçons s'acharnaient à agripper les yeux d'un ouvrier inconscient qui ne portait pas ses lunettes de protection, tandis que d'autres pièces tournantes de la machine s'apprêtaient à se saisir des manches déboutonnées de sa veste. Partout, des éclairs rouges effrayants terrassaient des cheminots n'ayant pas respecté les consignes de sécurité. Un agent de train se voyait étranglé par la porte coulissante d'un wagon, et un atteleur avait la cage thoracique enfoncée entre deux tampons. Je m'appliquais à lire toutes les recommandations pendant que mon oncle réparait mon vélo. Puis je le harcelais de questions à propos des locomotives, si bien qu'il me fit monter dans une "électrique" stationnée sur "l'impasse 1500 volts" attenante à l'atelier. Je n'avais jamais eu l'occasion de pénétrer dans le dépôt, mais je remarquais que le monde de la traction électrique était différent de celui de la vapeur. De l'extérieur, une vapeur répandait son odeur et respirait, même au repos. Une électrique, elle, était totalement silencieuse et ne sentait rien. (Si vous souhaitez me lire au sujet de l’apprentissage et de mes débuts d’ouvrier à la SNCF, ouvrez la rubrique « RACONTE PAS TA VIE, L’ARPETE ») Épilogue (Si vous souhaitez lire les récits issus des témoignages d’anciens cheminots, ouvrez la rubrique « Articles publiés ») |
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Parmi les 141 R, la 141 E 178 équipée d’un éperon chasse-neige |
Quelle ambiance ! Ballet incessant des machines qui entrent et sortent du parc. |
Les R du parc vues depuis des tenders 16A et 25A, sur fond de collégiale. |
Des 141 R en gros plan, avec une 141 P Belfortaine en relais. |
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Sortie de la R 41, aux côtés de la 141 E 363. |
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La R 276, vers le portique à scories. |
Sortie des machines. Celles qui sont sorties précédemment sont à l’arrière-plan, elles attendent leur tour pour la mise en tête de leur train. |
Etape suivante : la grue à eau. Au fond le B.V. de Dole-Ville. |
Une 141 R arrivant de Besançon s’arrête au carré vers la sortie du triage de Dole. |
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