" Voici l'infirmerie, et là c’est la cantine... "nous indique « le troisième année » chargé de nous accueillir à l'entrée du dépôt de Dijon-Perrigny.
Nous sommes arrivés, Maman et moi, à pied depuis la gare de Dijon-ville, en ce matin frileux de septembre 1967. Désormais, j'emprunterai chaque jour cette petite route qui longe le canal de Bourgogne, jusqu’à la passerelle et l’entrée du dépôt. A chaque fois je me retiendrai de respirer, pour ne pas sentir l'odeur de végétation pourrie qui y règne à l’automne. Nous suivons ensuite la piste contournant la rotonde Sud-Est, où mon regard est attiré vers deux fantômes immobiles dans la brume : un "COUCOU" de manœuvre 040 TC et une grue à vapeur qui ressemble à un oiseau de métal, du genre ptérodactyle. Après avoir dépassé la rotonde Nord et l'atelier des apprentis de troisième année, nous arrivons dans la cour. On nous présente les profs et les moniteurs d'atelier, les locaux vétustes dans lesquels, durant trois années, nous suerons sang et eau. Le soir vient l'heure de la séparation. Maman me laisse seul, loin de chez nous pour apprendre un métier et « voler de mes propres ailes ». Elle a les larmes aux yeux lorsqu'il lui faut partir. C'est après l'avoir vue disparaître en direction de la gare que je sanglote à mon tour en cachette, dans ma petite chambre N° 48 du Foyer des Jeunes Travailleurs - annexe Apprentis - place du premier mai...
" Ecrases-toi, t'es un bleu, un puceau. T'as fait ta première communion ? " Dès la première semaine, l'impitoyable bizutage commence, et j'en suis la victime, étant le plus jeune "arpète" du moment (J’ai tout juste 14 ans). Les brimades des « anciens » (les 2ème et 3ème année) ne sont d’ailleurs pas les plus redoutables. Ce sont bien certains « camarades » de ma promotion qui me causent des ennuis.
Les centres d’apprentissage des autres dépôts de la région (Besançon, Dole, Chalons sur Saône…) ont été fermés depuis une dizaine d’année. Les autres apprentis de ma promo viennent de Digoin, Montceau-les-mines, Le Creusot, Chalons-sur-Saône, Tonnerre, Montbard, et bien sûr des Dijonnais. Jules, le Chef de centre, a les jambes arquées, ce qui lui vaut le surnom de « Panto ». Il nous donne des cours de législation et hygiène du travail. Il porte des lunettes à double foyer. On s’aperçoit assez vite qu’il ne regarde jamais dedans, mais baisse la tête et regarde par-dessus, donc voit tout flou. Alors très vite le jeu se met en place : dès le début du cours, on recule progressivement nos vieilles tables d’école reliées à leurs sièges par des tubes verts, en les soulevant légèrement avec les genoux. Au bout d’un quart d’heure, nous sommes tassés au fond de la salle, et plusieurs mètres séparent la première rangée de l’estrade du Jules, qui ne s’en rend pas compte. Puis, le quart d’heure suivant, nous faisons l’inverse. Nous nous rapprochons et nous tassons avec nos tables contre son estrade, laissant une distance encore plus grande entre la dernière table et le mur du fond. Parfois, pendant qu’il est appelé à son bureau au téléphone, nous plaçons le bord avant de son bureau en équilibre sur celui de l’estrade, provoquant une bruyante dégringolade du bureau dès qu’il s’y appuie.
Heureusement que c’est lui le chef de centre, car il n’a aucune méchanceté. Tout le monde se rend bien compte que ce qui l’intéresse et l’occupe la plupart du temps, ce sont ses plantations de roses autour des bâtiments du centre. En effet, pas une base des murs qui ne plonge dans un parterre de roses. Il y en a partout, et à toutes saisons Jules en blouse grise taille, bêche ou ratisse.
Nous ne pouvons pas nous permettre les bêtises décrites plus haut avec les autres professeurs, sévères et craints. A la moindre incartade, le B.S.I. (« blâme sans inscription ») ou le B.A.I. (« blâme avec inscription au dossier ») sont brandis en menace. L’un de ces profs a des méthodes particulières. Par exemple, si l’un de nous se présente à l’atelier avec un pantalon de bleu trop court aux chevilles (ce qui pour des adolescents arrive naturellement souvent), il déclare qu’il n’est pas bien protégé pour travailler. Alors il s’empare d’une burette d’huile et arrose les chevilles du « fautif ». Un jour, il m’a fait copier cinq cent fois « Je ne dois pas faire de cyclo-cross avec ma bicyclette entre les troènes ».
Le travail à l'atelier est difficile. La première pièce à réaliser est rectangulaire. On doit, à la lime, faire un creux au milieu, d'abord dans le sens de la longueur, puis dans celui de la largeur, sans abattre les bords. Ce premier exercice est destiné à apprendre le geste de l'ajusteur. Il faut absolument parvenir au résultat demandé, avant de passer aux exercices suivants. Vacherie de morceau de ferraille! Une semaine durant, je limerai dessus avant d'arriver à faire ce maudit creux. Démoralisé par ces difficultés et la méchanceté de mon entourage, je pense souvent à tout laisser tomber, mais je serre les dents. Finalement, je m'habitue à ma condition, et le coup de main vient petit à petit. J'apprends à limer plat, grâce à "Mimile" Montrelay, mon moniteur d'atelier. Comme il est dolois lui aussi, il me remonte un peu le moral en évoquant notre ville. En vérifiant la planéité de ma pièce, il me dit souvent, son mégot de Gitane maïs au coin des lèvres: "Si on était à Dole, je verrais sûrement la collégiale entre le réglet et ta pièce! Allez, reprends-moi ça comme il faut ..."
Et puis je suis fier de recevoir ma feuille de paye dès le premier mois. Oh ! Nos premiers salaires ne sont pas très élevés : 170 francs, même pas la moitié du prix de la chambre au foyer. Mais tous les semestres, il y a l’examen, « l’essai » comme on dit dans notre jargon. De la moyenne obtenue dépend le montant de la prime, et aussi le salaire des mois suivants. Ça encourage à travailler ! Je me souviens du montant de ma prime, après l’essai du milieu de la troisième année : 850 francs, soit le salaire mensuel d’un ouvrier débutant de l’époque.
ON S’EST PAS BIEN COMPRIS
Nous « coûtons cher à la SNCF ». Cette remarque nous est régulièrement assénée par les profs et moniteurs, qui précisent délicatement la somme exacte (« trois millions », je crois me souvenir), et ajoutent que nous ne sommes même pas tenus de rester dans l’entreprise après l’apprentissage. On se fait presque traiter d’ingrats.
Le truc à Mimile, c’est le sport. Il s’occupe activement de l’entraînement et de l’organisation des déplacements des équipes de hand ball. Tout au long de l’année ont lieu les matchs entre les équipes d’apprentis de tout le réseau Sud-Est. Il emmène « ses gars » à Oullins, Villeneuve, Vénissieux, Marseille… Il essaie un moment de m’enrôler, mais je traîne les pieds, ça ne m’intéresse vraiment pas. Un jour, pendant l’heure de sport, le moniteur ayant remarqué ma non-participation aux sports collectifs, insiste pour que je joue au hand-ball avec les autres. Pas assez attentif à ce qui se passe, je reçois le ballon en plein visage, celui qui l’a lancé a bien visé. Je quitte le terrain à moitié assommé. On ne m’y reverra plus jamais.
Alors que tout le monde sait que ce moyen de traction est condamné à court terme, notre programme de technologie comporte encore des cours sur le fonctionnement de la locomotive à vapeur. Ayant remarqué que je connais déjà tout ça « par cœur », le prof m’envoie au tableau, et c’est moi qui l’explique aux autres apprentis de ma promotion ! Ce qui – j’aurais dû m’en douter – ajoute encore de l’opprobre à mon égard de la part de certains de mes « chers camarades » méprisants : « regardez-moi ce fayot, etc.… ». D’autant plus que,restant un passionné de la locomotive à vapeur et voulant appliquer ce qu’on m’apprend dans une réalisation personnelle, j’ai décidé de construire une maquette de 030 Decauville fonctionnant à la vapeur, dans les plages horaires des « activités du Cercle » : nous avons la possibilité d’utiliser les machines-outils sous la surveillance des moniteurs d’atelier qui assurent cette permanence à tour de rôle. En fait, aucun ne m’y encourage vraiment. Certains m’aident volontiers, un autre essaie de m’en dissuader. Ses mots : «Pourquoi tu veux faire une maquette de loco à vapeur ? La vapeur c’est fini. Plus aucun intérêt. Autrefois, on a voulu en faire une, à Oullins, une 231. L’a jamais marché. On a fini par la couper en long pour montrer l’intérieur. T’y arriveras jamais ». Comme c’est celui aux méthodes particulières dont j’ai parlé plus haut, je ne pouvais rien espérer d’autre de sa part. D’ailleurs je remarque qu’il ne m’écoute pas pendant que j’essaie de lui expliquer précisément mon projet : une modeste petite machine à voie étroite, sur laquelle tout est simplifié. Il ne sait même pas que ça existe. Il ne m’écoute pas, il parle en même temps, il n’écoute pas les apprentis, les apprentis n’ont jamais la parole. J’avais cru naïvement en réussissant ce concours que j’allais apprendre le métier avec des camarades et des formateurs aussi passionnés que moi. En fait, tout ce que je réussis c’est de m’en mettre à dos une bonne partie. Mais c’est un rêve que je poursuis, alors je m’accroche, et je la terminerai ma Decauville à l’échelle 1/13 !
Nous avons un jour au centre une conférence d'éducation sexuelle, par un vieux docteur préposé à cette tâche depuis des lustres. Après qu'il nous ait « tout expliqué », nous lui posons les questions qui nous préoccupent, sur des petits papiers anonymes. Lorsqu’il les lit, je me rends compte que les autres sont bien aussi naïfs que moi. Les trois promotions étaient présentes à cette conférence, certains gaillards de troisième année avaient dix-neuf ans.
Nos interrogations, souvent mal formulées, ont trait à la manière de "comment s'y prendre avec une fille pour être sûr de se procurer du plaisir à tous les deux ?" Hélas ! Notre vieux docteur a une fâcheuse tendance à ramener le sujet sur : "L'amour, c'est sérieux, ça sert à fonder une famille, etc..." On se demande s’il ne va pas nous faire chanter « Maréchal nous voilà ». Nous sortons un peu frustrés, en tout cas pas assez instruits à notre idée sur le chapitre des préliminaires.
LA GRANDE GRÊVE
Un samedi matin de mai 1968, après que tout le trafic ferroviaire se soit arrêté pendant la nuit, nous nous retrouvons devant le centre d’apprentissage, fermé. Personne ne nous a prévenus, et il n’y a aucun responsable pour nous accueillir, ou au moins nous dire ce qu’il se passe. Nous sommes tout à coup livrés à nous-même, un parfum de révolution, la liberté quoi. Nous nous rendons sur les quais de la gare de Dijon-ville, espérant attraper un ultime train pour repartir chez nous. Mais tout est arrêté. Pas étonnant que nous avons vu autant de types pas rasés, assis sur leur valise, tendant un billet de mille aux automobilistes, plantés tous les dix mètres le long de la route de Beaune. Etant en petit groupe, errant sur les quais, nous attirons l’attention d’un commando de grévistes qui surveille les installations. Ils nous encerclent, nous prenant pour des voyous. Lorsque nous leur apprenons qui nous sommes, ils nous répondent : « Ben les p’tits gars, vous n’avez qu’à prendre vos vélos et rentrer chez vous, parce qu’il n’y a plus aucun train en circulation, et ça va durer ! » Donc, nous nous séparons et nous débrouillons chacun de notre côté, somme toute assez contents de ces semaines de vacances inattendues en perspective. Rentré à Dole, un peu désœuvré, je vais de temps à autre au Pont de la Bougie, mais c'est pour y constater l'immobilité totale, et les rails – d’habitude si luisants - qui jaunissent un peu plus chaque jour par la rouille. Les chuintements de vapeur provenant du dépôt se sont tus peu à peu, faisant place à un silence inhabituel. L’entrée du dépôt est barricadée. Sur un grand calicot est inscrit : « Grève illimitée ». Les bruits les plus fous circulent au sujet du piquet de grève, composé de conducteurs, mécaniciens et chauffeurs, presque tous anciens apprentis dolois. Ces militants redoutables se sentent invincibles, et vont même proposer de prêter main forte « aux Jeanrenaud ». Ils gardent jour et nuit l’entrée du dépôt et de l’usine voisine, munis de « nerfs de bœufs » au cas où il faudrait en découdre avec les « jaunes ».
A la fin du mois, lorsque les trains recommencent à rouler, je rejoins Dijon et le dépôt de Perrigny où l’activité a déjà bien repris. Au centre d'apprentissage, Mimile se demande si je n'ai pas un peu exagéré au sujet de la tardive reprise du trafic ferroviaire à Dole.
A la mi-juillet, après avoir tout nettoyé et rangé les locaux du centre, nous devons partir pendant deux semaines en camp d’apprentis (obligatoire). Ces camps sont installés dans des anciennes gares de lignes fermées à tout trafic. Les nôtres ont lieu à Saint-Maime, sur l’ancienne ligne de Volx à Forcalquier. Nous sommes encadrés par les moniteurs d’atelier (les nôtres et ceux d’autres centres du Sud-Est). Heureusement, la tenue réglementaire (short, béret, etc..) n’a plus court, ce qui est relativement récent… Nous avons quand même le mois d’août libre, le travail reprend le premier septembre.
C’est la deuxième année, au cours de laquelle tout en acquérant une plus grande précision dans le travail d’ajusteur, nous apprenons à utiliser les machines-outils : étaux-limeurs, tours et fraiseuses. On nous fait réaliser des pièces en petites séries pour les besoins de la SNCF. Chose curieuse, on ne nous dit pas à quoi ces pièces sont destinées. C’est ainsi que, pendant plusieurs semaines, j’ai usiné à la fraiseuse des dizaines de pièces rondes en matière plastique transparente dure, genre Plexiglas, avec une encoche de forme particulière. Ca servait à quoi ? Mystère.
Depuis ma première année, je me suis fait un ami parmi les « grands », tout le contraire d'un railleur. Daniel habite Besançon, et nous faisons souvent le voyage ensemble le dimanche soir et le samedi à midi en autorail. Prenant peu à peu conscience, au cours de mes accompagnements en cabine, de mon moindre intérêt à faire carrière « aux électriques », je partage de plus en plus sa passion pour ces "ABJ", "PICASSO", et surtout "DE DIETRICH" rouges et jaunes. Besançon est le « Centre autorails » de la région. Daniel connaît la plupart de leurs conducteurs. J’ambitionne comme lui de partager leurs roulements, sitôt l'apprentissage et le service militaire terminés. Illusion ! Dès les années suivantes, sitôt l’électrification de Dole à Mulhouse terminée, c’est la fin des autorails bisontins. Le dépôt de Besançon et celui de Dole deviennent inutiles et pratiquement déserts. Tous les engins de traction de la région et les ateliers de réparations sont regroupés au dépôt de Dijon-Perrigny.
MY GENERATION
En troisième année, nous apprenons en technologie toute la locomotive BB 8100. Je me souviens des schémas électriques du circuit de commande, qui dépliés mesurent plusieurs mètres… Le prof, surnommé « Crock », pour nous faire comprendre le cheminement du courant à travers les contacts des relais, nous répète souvent : « Le courant électrique, c’est comme les apprentis, ça va toujours là où c’est le moins résistant ». A tour de rôle, pendant une semaine nous allons par petits groupes à l’atelier de levage du dépôt, pour assister aux opérations d’entretien sur ces locomotives. Depuis des mois nous attendons avec impatience ces semaines-là. Enfin un pied dans le monde du travail ! Comme on nous l’a présenté, ces semaines sont de véritables « stages en entreprise », puisque sur les documents du concours d’entrée cet apprentissage est censé nous former à (je cite) «La conduite et l’entretien du matériel moteur de la SNCF ». Mais à chaque fois que nous nous présentons avec notre caisse à outils toute neuve, je remarque bien qu’on ne nous attend pas avec une grande volonté d’émulation. Tout ce qu’on nous confie, c’est de limer les doigts de contacteurs et de brosser les parois de leurs cheminées de soufflage en fibrociment (bonjour l’amiante). Les prestigieuses CC 21001 et 2 sont livrées et mises en service. J’aimerais que nos instructeurs et les techniciens d’Alsthom présents pour les essais nous fassent découvrir la plus puissante locomotive du moment, fleuron de la technologie ferroviaire française. Après tout, nous sommes les plus jeunes, les futurs conducteurs ou agents de maintenance de ces machines, il serait logique que l’on nous « mette dans le coup », en priorité même… Et bien non, pas un mot, rien. Nous « n’existons pas », on ne nous voit pas, quoi. En stage au dépôt, dès que j’entends parler de la présence d’une 21000 sous la rotonde, j’accours contempler la belle. Je ne vais pas me laisser mettre au rencart de l’histoire : bon sang, les 6500 et les 21000 c’est toute mon époque, « My génération », hurlent les Who dans mon « transistor » !
Les années 60 elles, se terminent pour nous par les épreuves du C.A.P. de mécanique générale que nous réussissons tous, contrairement aux élèves des lycées techniques. Nous sommes les meilleurs pour réussir un ajustement à double queue d’aronde et autres essais particulièrement difficiles. Mais un an après la mienne, en juin 1971, la dernière promotion quittera le centre d’apprentissage qui fermera ses portes.
MON VELO, MON SOLEX, MA MOB
Septembre 1967. Pour me déplacer entre la gare de Dijon-ville, le foyer de jeunes travailleurs (vers la place du 1er mai) et le centre d’apprentissage de Perrigny, j’ai apporté mon vélo. A Dijon-ville, un grand abri vers le centre autorails me permet de le laisser tous les vendredis soirs ou les samedis à midi (une semaine sur deux) en allant prendre mon train, et je le retrouve le dimanche soir. Je le laisse là même pendant les vacances. Pas d’abri à vélo devant le foyer de jeunes travailleurs, on les laisse devant le bâtiment, attachés à la barrière le long de la rivière « l’Ouche », pas encore recouverte à cette époque. Au dépôt de Perrigny se trouve bien entendu un grand abri à vélos, équipement caractéristique de l’entrée de ces établissements. Mais on peut aussi continuer en vélo jusqu’aux bâtiments du centre d’apprentissage, assez éloignés de l’entrée.
J’ai raconté plus haut ma passion d’alors pour les autorails, initiée par Daniel le bisontin. Alors avec Jean-Louis, un autre copain de ma promotion, nous avons un jour l’idée de repeindre nos vélos moitié rouge en bas, moitié jaune en haut, comme les autorails. « Comme ça on pourra au moins les retrouver plus facilement sous les abris à vélos ! » se dit-on. Nous allons même jusqu’à peindre des inscriptions sur le cadre. Jean-Louis inscrit « X 4300 – Lyon-Vaise » sur le sien. Ca lui rappelle le moment agréable des fins de semaines, car c’est dans un tel appareil qu’il rentre chez lui au Creusot. Quand à moi j’inscris évidemment « X 44002 – BESANCON » sur le mien.
Je ne sais pas ce qu’est devenu le vélo de Jean-Louis. Je ne sais pas ce qu’est devenu Jean-Louis Semet, dont le nom était toujours clamé juste avant le mien lorsqu’on faisait l’appel - dans l’ordre alphabétique bien sûr – pour nous annoncer nos notes. Il habitait boulevard de la Mouillelongue à Torcy, à côté du Creusot en Saône-et-Loire. Trente cinq ans après, lorsque j’ai régulièrement fait des allers et retours par la route entre Dole et Clermont-Ferrand, j’ai pris un jour le temps de faire le détour. J’ai bien vu l’immense marteau-pilon en monument dont il m’avait tant parlé, mais aucune trace de Jean-Louis…
Et mon vélo ? Je l’ai abandonné sous l’abri à l’entrée du dépôt de Perrigny à la fin de la deuxième année (en juillet 1969). Pourquoi ? Pour la rentrée de septembre de ma troisième année d’apprentissage, j’ai quitté le foyer de jeunes travailleurs et loué une chambre chez un couple de retraités de la SNCF. Leur pavillon se trouvait dans une rue (j’ai oublié son nom) située non loin des « Allées du parc ». La distance depuis la gare de Dijon-ville était bien plus longue, aussi j’eus l’opportunité d’acquérir un Solex d’occasion pour trois fois rien. C’était un « 2200 » assez ancien, mais il me traînait sans problème, démarrant toujours au quart de tour. Ca m’a bien servi…
MORT AUX VACHES
Un dimanche soir froid et brumeux de novembre 1969. Comme d’habitude, j’ai pris l’autorail à 20h 37 à Dole (un X 44000 bisontin !) pour me rendre à Dijon. Il est environ 22 h et je rentre sur mon Solex. Rue Chevreul, je suis dépassé par une Mobylette qui roule à vive allure, sans lumière. A cet instant, une « 404 familiale » noire qui était arrêtée en face à une centaine de mètres démarre sur les chapeaux de roues, traverse la rue (les phares s’allument en nous éblouissant) et fonce droit sur nous. Il s’en faut d’un cheveu pour que nous ne soyons pas percutés et catapultés. La 404 s’est arrêtée pile, à un mètre devant la Mob. Quatre « gardiens de la paix »(!) surgissent pour s’emparer sans ménagement du pauvre type à la mob. Pour ma part, j’ai failli de peu me retrouver la tronche dans le caniveau. Je suis un moment paralysé de trouille. Tout s’est passé tellement vite que je ne comprends pas tout de suite, mais ils ne s’occupent pas du tout de moi, pas même un regard. Je comprends alors que je ne les intéresse pas, c’est pas moi la proie. Je remonte sur mon Solex un peu choqué tout de même.
Quelques mois plus tard, je me suis à mon tour retrouvé la proie des redoutables dans leur sinistre 404 noire. Je les croise un soir rue d’Alger, dans le virage. Un pote assis derrière moi sur le porte-bagages. Aïe ! Que faire ? Adrénaline. Un petit répit, le temps qu’ils réalisent qu’on est deux sur un Solex et fassent demi-tour pour nous prendre en chasse. Je tente le tout pour le tout : je fais demi-tour, fonce dans la rue d’en face en sens interdit jusque sous le pont du chemin de fer (au-dessus, les voies principales avec le saut-de-mouton direction Lyon). On escalade le mur et la grille dessus, en portant le Solex, qu’on bascule de l’autre côté. Alors qu’on le traîne pour le hisser sur le talus, on entend rugir le moteur de la 404, puis le crissement des freins : comme je l’avais imaginé, après avoir successivement fait demi-tour, pris le boulevard parallèle à la voie ferrée, fait de nouveau demi-tour (ne nous trouvant pas sur le boulevard et comprenant alors qu’on a pris l’autre rue en sens interdit), ils ont fini par arriver sous le pont, mais juste trop tard. Pendant ce temps, nous enfourchons mon brave Solex qui démarre aussitôt pour nous emmener sur la piste le long des voies jusqu’à la cantine de Dijon-ville, où nous n’avons plus qu’à traverser les voies en le portant pour le déposer sous l’abri à vélos, où je le reprendrai tranquillement le lendemain.
40 ans après, lorsqu’à Villiers-le-Bel une voiture de police percute à 64 km/h une mini-moto, causant la mort de deux jeunes, je frissonne…et me pose encore des questions.
Je ne me souviens pas de ce que j’en ai fait par la suite, de mon Solex. Peut-être l’ai-je abandonné lui aussi… Car c’est peu après que j’ai enfin pu m’offrir la Mobylette dont je rêvais : une Motobécane bleue, avec « moteur flottant » (brevet René Mangin), suspensions avant et arrière, coques chromées sur le réservoir, enfin tout le toutim’ quoi. Achetée à crédit, à rembourser pendant un an (avec propos humiliants à la clé, de la part du concessionnaire dolois, qui trouva insuffisante la caution de Maman. Il fallut obtenir en plus celle de mon oncle Emile pour enfin sortir la Mob du magasin).
Deux ans après, je me trouvais en stage au dépôt de Perrigny, dans le cadre de ma formation aux sous-stations. Je passais pas mal de temps à discuter dans les cabines des locomotives stationnées sous la rotonde. Un jour, j’ai entendu un « tourneur de plaque » se vanter d’avoir récupéré un vélo farfelu, peint en rouge et jaune. Il se moquait, mais se l’était bel et bien approprié. Il nous l’a montré : rouillé d’un peu partout, les pneus tout verts, fendillés. C’était le mien, mais n’en ai rien dit. J’avais 18 ans, je ne voulais plus passer pour un gamin. Reconnaître ce truc puéril, la honte !
Alors après tout je m’en foutais maintenant, de mon « Vélautorail ». Je l’ai laissé sans remord à ce goujat.
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L'ETE POP
L'été 1970 sera pour moi le premier de la vraie liberté, et pour commencer je me rends au premier festival pop français à Biot. « L’été pop », titre mon magazine préféré d’alors : « Rock and Folk ». J’apprends à jouer de la basse, c’est l’instrument qui m’attire le plus. Fin septembre, mon premier salaire d’ouvrier je le dépense le soir même à « La clé de sol » pour m’acheter mon premier ampli. Puis ma première Fender « Précision bass » quelques mois après. Le blues, dont j’écoute les interprétations des anglais comme John Mayall ou « Led Zeppelin », est la musique que j’aime le plus jouer. Pour ceux que ça intéresse, le son de la basse que je préfère et que je recherche est celui que l’on entend dans la chanson interprétée quelques années après par Jane Birkin : « Ex-fan des sixties ». C’est vrai, à cette époque disparaissaient Janis Joplin, Jimi Hendrix, Jim Morisson… Faudra faire gaffe où je mets les pieds. Mais un ancien arpète garde toujours « la tête sur ses épaules »
PARFUM DE MENSONGE
C’est avec la brillante formation décrite plus haut qu’on nous envoie, au mois de septembre suivant notre apprentissage, aux ateliers de wagons. Après avoir appris, au cours de ces trois années, à travailler le métal au centième de millimètre, je me retrouve - avec pour outillage un marteau, un chasse-goupille, et un pot de graisse graphitée - à réparer les timoneries de freins recouvertes d’excréments, par moins six degrés parfois l’hiver dans les fosses. L’accompagnement musical : la riveteuse et son vacarme assourdissant. Une carrière là-dedans ? Pas pour moi, merci. « Conduite et entretien du matériel moteur », tu parles !
Afin de m’éloigner le plus souvent possible de ce qui pour moi est un bagne, je réclame sans cesse au bureau du personnel pour qu’on m’envoie en stages. Je m’inscris à la formation de monteur électricien. Je fais des séjours de quelques semaines à plusieurs mois à l’équipe « Force et Lumière », qui dépend de Matériel et Traction, et aussi au dépôt de Perrigny. Là, je retrouve « Crock », mon prof de technologie et d’atelier. Me confiant à lui au sujet de notre affectation à des postes loin d’être à la hauteur de la bonne formation que nous venons de recevoir pendant trois ans, je l’entends me répondre : « C’est comme ça, les ateliers de wagons, c’est le réservoir (de personnel). Un ancien apprenti n’a aucune priorité sur un autre ouvrier » Je suis bien déçu par ses paroles. Redevenu ouvrier à l’atelier du dépôt, celui qui avait été notre maître a perdu son autorité et me paraît renier les valeurs qu’il nous avait enseignées les années précédentes. Avec le recul je crois que nos profs et moniteurs, un peu lourds et maladroits dans leurs propos lorsqu’ils nous répétaient avec insistance que nous « coûtions cher », avaient pour consigne de nous faire comprendre que la SNCF, qui fermait presque tous ses centres d’apprentissage, se passerait volontiers de nous. Je suis les stages de formation d’électricien-sous-stations à Oullins en septembre 71, puis en octobre et novembre à la sous-station-école de St Mammès. L’examen en poche, j’accomplis mon service militaire au 27ème R.I. à Dijon à partir de décembre.
De retour en décembre 72, j’obtiens d’être détaché au groupe d’entretien des sous-stations de Dole. Lors d’une visite au du Central Sous-Stations de Dijon-Ville, je découvre les mystérieuses pièces transparentes que j’avais usinées quelques années plus tôt. Elles forment des caches de condamnation des boutons, sur les tableaux de télécommande. Ca m’aurait bien plu, d’être « agent logé » dans une « Sousta ». On travaille chez soi, puisqu’on reste sur place pour garder et entretenir les installations qu’on nous confie. La maison d’habitation est à quelques mètres. C’est dans la plupart des cas isolé dans la campagne, pas mal pour inviter des potes, faire un local de répétitions… Albert Mast, le collègue qui occupe celle de Ribaux (Champvans) y a construit un grand réseau H.O. Mais c’était trop beau, juste au moment où j’arrive dans ce métier, on me dit que je ne pourrai pas avoir ce statut, c’est supprimé. Les collègues qui l’étaient peuvent encore habiter la maison de « leur Sousta » jusqu’à leur retraite, mais doivent désormais rejoindre chaque jour leur nouvelle affectation au groupe d’entretien. Moi, je m’y ennuie. Lorsqu’on se rend dans un poste électrique ou une « Sousta », les anciens disent qu’il faut rien toucher, pas remuer la poussière, ça pourrait provoquer une panne… Passer les journées à causer de la chasse ou de la télé, regarder la pendule, les journées qui durent des siècles, c’est pas ma vie. Et puis, à tour de rôle il y a « l’astreinte », c’est à dire que pendant une semaine sur quatre, pas question de partir de chez soi le soir, il faut pouvoir être prêt à aller dépanner. Aïe ! Je joue avec un orchestre dans les bals, et commence aussi à faire des tournées avec un groupe de rock dont je m’occupe de la sonorisation. Lorsque le chef de la section électrique de Dijon vient en visite et qu’il me parle de mon avenir dans son service, il n’évoque que des possibilités de nomination lointaines, région parisienne par exemple. Ca ne m’arrange pas, ça contrarie plutôt mes projets dans le milieu des loisirs et du spectacle. Je dépose une demande d’une année de congé de disponibilité. Mes supérieurs s’en déclarent surpris voire choqués. Apparemment, dans cette entreprise ça ne se fait pas. Après de longs mois de silence (de réflexion ?) on m’annonce subitement un vendredi après-midi de janvier 1974 que mon congé commence, mais qu’il m’est accordé pour une durée de 6 mois seulement. Un peu juste pour refaire le point sur ma vie professionnelle. Lorsqu’il me faut reprendre le travail le 15 juillet suivant, je ne me sens pas prêt. Je « tente le coup » en demandant une prolongation de trois mois. Refusé. « Ou vous reprenez votre travail, ou vous démissionnez de la SNCF». Souligné en rouge. Trois traits de longueur progressive sous la phrase. Je ne peux pas me résigner à retourner « vendre ma présence ». J’envoie ma dém’
Adieu, « vieille famille sclérosée », J’ai 21 ans et pour moi la vie est ailleurs.
LES CHOSES DE LA VIE
Je ne vous jouerai pas les violons de la nostalgie, du genre « C’était bien mieux dans l’ temps, l’éducation à la dure c’était meilleur… » D’ailleurs le prof « vache », ses drôles de méthodes ne lui ont pas porté chance, un malheur l’a frappé plus tard.
J’ai toujours été un rêveur, un décalé. Pendant les quelques années pendant lesquelles j’ai vécu la réalité dans différents milieux de la traction, j’ai plus souffert des inconvénients (bruit, froid, fatigue du travail de nuit pour la conduite…) qu’apprécié des avantages.
Cependant, même si j’ai trouvé plutôt mornes les perspectives de carrières qui s’offraient à moi en sortant d’apprentissage, je reconnais que la formation reçue était solide et complète. Grâce à elle et en toutes circonstances, j’ai toujours su me débrouiller dans bien des domaines. A chaque fois que j’ai dû chercher un emploi – et dieu sait combien j’en ai fait des « petits boulots » dans les années 70 – je ne me suis jamais posé la question si j’étais capable ou non de faire ce qu’on allait me demander. Un ancien arpète sait « tout faire »
Les gestes du métier et les règles morales qui m’ont été inculqués me sont toujours utiles. Un vrai gouvernail !
Eric Seibel
Gérard Parramon, ancien apprenti puis conducteur à Tours St Pierre, a crée LE site internet des anciens apprentis, avec les listes des noms par promotions de tous ceux qui ont été retrouvés, par lui-même et les apports d’anciens arpètes qui ont bien voulu poser leur pierre à l’édifice :
http://gparam.free.fr/index2.html
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