LE VAISSEAU D'ALIEN

Serge a dix ans. Il habite dans un immeuble proche (« La Cité »), que l’on ne peut voir d’ici. Chaque fois qu’il le peut (jeudis ou dimanches après-midi, jours de vacances), il traverse le « bois de sapins » pour venir regarder les mouvements des locomotives depuis son observatoire favori.
     Au début des années 60, les terrains d’aventures ne manquent pas. La plupart des fonderies ferment ou vont bientôt fermer, laissant aux quatre vents d’immenses bâtiments avec à l’intérieur des faisceaux de voies Decauville et toutes sortes de wagonnets spéciaux. Les carrières offrent elles aussi à nos jeux leur réseau de voies et leurs wagonnets à benne. Dans les champs, derrière les bâtiments des entreprises de travaux publics, des épaves de camions de réemploi (enfin usés), GMC de « la dernière guerre » et même parfois d’autres camions datant de la « guerre de 14 ». Même sur un trottoir, presque en ville, il n’est pas rare de devoir contourner une épave de bagnole pour passer. Quand on va en Suisse, on a un peu honte en voyant comme tout est propre.
     Aujourd’hui, Serge a choisi de se rendre au « cimetière des locomotives » qui se trouve derrière le dépôt. Sur une voie « abandonnée », qui disparaît presque sous l’herbe et les buissons, ont été laissées depuis plusieurs années toute une file de machines dont on a retiré les grosses bielles. Elles sont rouillées de partout. Un jour c’est sûr, « ils » vont les emporter loin d’ici et on ne les reverra plus…

Serge s’approche d’une 141 R rouillée, brûlante sous le soleil.

     Alors, Serge en profite. Son jeu préféré est de monter dans les cabines, tirer et pousser les manettes et les leviers, tourner les vannes qui ne sont pas encore totalement « soudées par la rouille », bref « conduire la loco » comme il le voit faire par les mécaniciens. Dans sa tête, c’est comme si « elle marchait ». Il fait lui-même les bruits de fonctionnement, qu’il connaît par cœur : échappement, jets des purgeurs, déclenchement des soupapes, sifflement des by-pass, grincements des freins, halètement du compresseur à l’arrêt. 
    Après, il fait le tour de la loco pour vérifier le bon fonctionnement de tous ses organes. Heureusement qu’elle est inerte. Jamais il n’oserait s’approcher de si près d’une telle machine « toute vivante », pense-t-il. Bien trop « la trouille », avec tous ces tuyaux brûlants, ces bruits effrayants (surtout les soupapes), ces jets de vapeur sournois, qui peuvent vous cracher à la figure sans prévenir. Cependant, la chaleur est tout de même bien là, avec le soleil qui tape toute la journée sur cette masse métallique. On dirait un énorme vaisseau spatial échoué sur une planète trop près du soleil. Serge passe les doigts sous une épaisse croûte de rouille et tire. Toute une plaque se détache, « comme une  peau morte ». Un jour, la paroi sera devenue tellement mince qu’elle tombera toute seule.
    « Alors, le monstre sera complètement mourute , se dit Serge en s’éloignant. Oh, zut ! J’ai les mains et les habits tout jaunes de rouille, et ça veut pas s’en aller. Qu’est-ce que j’vais encore me faire engueuler par ma mère en rentrant ! »
     Pendant les grandes vacances, Serge est allé passer une semaine à Soumagnac, où habitent son oncle Dominique et sa tante Mireille (c’est dans le Sud-Est du pays). Là-bas, il y a un dépôt un peu comme à Sainte Piste, avec aussi des files de machines abandonnées. Un jour, Serge est allé traîner le long des voies. Un cheminot sympa lui a dit qu’il pouvait monter sur les locos, mais en faisant quand même attention.

Serge en vacances à Soumagnac retrouve un univers bien familier. (Phographies Dominique Buraud)

       Il ne s’est pas fait prier, pardi !
     De retour à Sainte Piste, il s’est fait un nouvel ami : Michel, qui séjourne dans sa famille à la cité. Il vient du Puy en Velay, où se trouve un petit dépôt qui ressemble en tous points à celui de Sainte Piste. Il raconte à Serge comment lui-même s’y rend très souvent pour observer les locomotives. Comme ici, il y a des 140 J, et aussi des plus vieilles 140, avec le toit de la cabine pointu. « Même qu’il y en a une toute dégueulasse, qui semble « enterrée » sous le charbon, dit-il. Il paraît qu’elle ne peut plus rouler, qu’elle sert à chauffer les bâtiments. Comme ici, il y a d’autres locos abandonnées, mais c’est pas des 141 R.  C’est des 141, mais elles ont aussi une cabine pointue. Il y en a deux qui sont collées l’une contre l’autre du côté de leur cabine. On dirait une loco double, comme les gros Diesels américains».
     Serge essaie de voir ce que lui raconte Michel dans son imagination, en transposant les scènes sur les lieux qu’il connaît bien...

- « Et les 140 J, avec leurs bruits bizarres, elles te font pas peur à toi ? » Demande-t-il à Michel.- « Si, un peu. Mais un jour on est allé au dépôt avec mon père. Il y avait un mécanicien qu’il connaît, et il m’a fait monter dans la cabine. La loco, elle a pas fait ses bruits qu’on n’aime pas, mais j’ai quand même eu la trouille quand l’autre gars qui était dedans a ouvert la porte du foyer. Même de loin ça brûlait la figure et on pouvait pas regarder. Mon père, il a une caméra pour faire des films comme au cinéma. Il l’avait apportée et il m’a filmé en train de monter dans la loco ».

Ecoutant les récits de son ami Michel, Serge imagine les locomotives garées au dépôt du Puy en Velay …

Eric Seibel – juillet 2012