RACONTE PAS TA VIE : AUTRES TEXTES

auxquels vous avez aussi échappé

     Non, n’allez pas croire que je m’imagine au centre du monde.
     Ces textes, je les ai écrits pour partager des souvenirs et de modestes connaissances locales sur le monde des chemins de fer dans les années 50, 60 et 70.
     Il n’a pas été jugé utile de les publier, choix que je dois accepter…
     Par contre, passé un certain délai après lequel il devient certain qu’ils ne paraîtront jamais, je me permets de vous les offrir. Ainsi, ce travail ne sera pas tout à fait perdu, en tous cas pas pour vous. Peut-être y apprendrez-vous quelque-chose d’intéressant, ou au moins vous rappelleront-ils vos propres souvenirs ? Je l’espère…

 

PLAQUE SYMBOLIQUE ET COUP MONTÉ

    « Ce truc aussi, il vous faut le récupérer… » Le chef de brigade caténaires m’interpelle. Ses hommes et lui sont de l’autre côté des voies, vers la herse de sectionneurs du poste « Lombard » avec leur camion-nacelle flambant neuf.
    Nous sommes le samedi 16 mars 1991. Ce week-end c’est « le basculement », la mise hors service des installations de commutation de la gare de Dole. Toutes les brigades caténaires des environs et les agents du service électrique et signalisation sont mobilisés pour neutraliser et déposer les appareils spécifiques qui ne serviront plus. Durant ces deux jours, aucun appareil,  caténaire ou feeder ne sont sous tension en gare. Les trains - TGV internationaux compris -  qui ne peuvent être détournés sont remorqués par des locomotives diesel 67400, détachées spécialement des dépôts de Nevers et Tours St Pierre. Je me trouve vers « le gril 1500 », c’est à dire les trois voies en impasse à côté du buffet et de la cantine, où jusqu’à hier stationnaient les machines 1500 V continu, qui désormais ne viendront plus.

Le gril 1500 v en 1959. (G.Perrot, coll. Seibel)

D’ailleurs hier justement, nous avons réussi à « monter un coup » avec l’aimable complicité des responsables mouvement du dépôt de Perrigny : faire venir le dernier jour une machine 1500 V à Dole – en l’occurrence la CC 7126 – et nous avons pris des photos pour éditer une carte postale souvenir.

Ce 15 mars 1991 à 18 h, la CC 7126 va partir derrière le TGV et la Z2. C’est la dernière locomotive 1500 v à fréquenter la gare de Dole. Derrière la cabine de la Z2, le support caténaire où se trouve encore pour quelques heures la fameuse plaque (J.L. Provenat, Coll. Seibel).

     J’ai dans la main ma mallette de clés à douilles, et m’affaire à récupérer - pour le petit musée du club - les coffrets lumineux avec indication de tension, que les électriciens viennent de descendre des nacelles de signaux.  N’entendant pas bien au début ce que me crie le chef de brigade caténaires, je me demande s’il n’est pas en train de me reprocher ma présence ici… Du coup, j’envisage déjà de « mouiller les pétards » en lui exhibant mon autorisation écrite, dûment sollicitée le mois d’avant et obtenue du chef du service électrique. Je me rassure lorsqu’il s’approche pour me montrer une plaque fixée sur un support caténaire. Recouverte de plusieurs couches de peinture, elle ne pouvait attirer l’attention, tant il est banal de voir sur des poteaux des plaques rappelant le danger de la haute tension. Pour que je la récupère, il me la fait même démonter par un de ses agents, muni d’un burin et d’un marteau. Chic types !
     Ce n’est que quelques heures plus tard, après l’avoir longuement grattée, que je peux lire le texte complet gravé sur cette plaque en laiton.

Elle avait donc été posée symboliquement en ce jour de juillet 1954, jour de commémoration du centenaire de la gare.
     Si vous passez en gare de Dole, ne cherchez pas ce support caténaire : après le démantèlement des installations de commutation en mars 1991, les voies des impasses 1500 V – et donc leurs supports caténaires – ont été supprimées pour laisser place à un parking.

                                                                                                                Eric Seibel

 

BB 12000 SUR LA BOSSE

Souvenirs de « mes » 12000 bleues, lorsque de 1958 à 1963 elles parcouraient la ligne internationale.

 

MAGIE DES 13 GLORIEUSES

  « Monsieur Salvatore » était notre voisin.
Dans les années 60, c’était courant d’appeler quelqu’un « Monsieur…», suivi du prénom seul. Le dimanche aux beaux jours, il nous emmenait en promenade dans sa Simca « Versailles » aux longues ailes qui lui faisait ressembler à une américaine. La destination était souvent la Suisse, en passant par le lac Saint-Point. Une fois, dans la journée on avait même effectué un tour complet du lac de Genève. Le gros V8 Ford était vorace, ça en faisait des litres d’essence brûlés. D’ailleurs, dès la frontière franchie on s’arrêtait à la première station service pour remplir le réservoir, ça coûtait encore moins cher en Suisse.  
     A certains endroits la route était proche de la voie ferrée. Nous étions parfois dépassés, ou croisions un train emmené par une BB 12000 dont le bleu contrastait avec le vert sombre des voitures voyageurs ou le marron des wagons. Je revois ces images comme une époque (les « 30 glorieuses ») où il faisait bon vivre. On n’était pas riche, mais on roulait quand même en Versailles, grâce à Monsieur Salvatore, immigré italien qui avait connu des périodes difficiles et partageait ce qu’il avait avec ses voisins. Pour moi les belles et modernes machines avaient quelque chose de magique. Leur silhouette bleue semblait glisser sur les beaux paysages, sans problème, dans un monde idéal. Comme les Caravelles d’Air France, les DS Citroën et les Stradair Berliet, elles franchissaient les montagnes et les frontières, conquérantes et futuristes. Etais-je trop rêveur, pour que plus tard devenu cheminot, je sois choqué d’entendre les sobriquets avec lesquels certains les désignaient (« fer à repasser, coupe-jambon »)? Ces trains emmenaient des gens à perpète : Milan, Zagreb, Istanbul, Athènes… Rien qu’à voir l’affiche du « Simplon » on gambergeait. On songeait à la Grèce, où un homme peut subitement réciter des vers poétiques pour communiquer sa joie. « Je m’envole vers le Péloponèse ! », ai-je ainsi entendu en Crête à la terrasse d’une taverne.

 

POÉSIE CHEMINOTE

Depuis deux ans, tu pressentais ce jour,
Mais tu n’y pouvais croire, te refusant toujours
A penser que les hommes te mettraient avant l’âge,
Toi, « 141 », sur la voie du garage.

On dressait les poteaux, mais tu n’y croyais pas,
Et dans les souterrains où tu marchais au pas,
Tu narguais les chantiers, crachant ta fumée noire,
Et tu allais toujours, ne voulant pas y croire.

On déroula les câbles et l’on mit sous tension.
- Serait-elle achevée l’électrification ?
Alors tu frissonnas, angoissée, éperdue,
Tu te pris à sourire. Et pourtant, Oh ! stupeur,

On entendait sonner le glas de la vapeur…

Vue aérienne de la gare de Dole en 1953. En haut à gauche, on aperçoit le réservoir d’eau, communément appelé « la piscine des apprentis » (Coll. Seibel).

 

PASTAGA

     Du temps des BB 12000, c’était la mode du pastis et autres alcools moins chers et sans taxe. Ce qui était beaucoup passé, c’était un kit de fabrication de pastis, peu encombrant. Il se composait d’une fiole d’extraits, d’un sachet de plantes séchées et d’un cornet en papier genre filtre à café plié en éventail. Pour obtenir cette boisson, il fallait faire le mélange avec de l’alcool à 90°. Aussi, on en trouvait en Suisse sans restriction. Là encore, certains se sont fait pincer. Il faut dire que  pour gagner plus ils allaient revendre leurs marchandises sous le manteau dans les cabarets de la capitale, puisque leurs tournées les amenaient aussi bien à Vallorbe qu’à Paris. C’est bien fini tout ça, depuis les années 70. Après l’affaire des intoxications au pastis frelaté d’Espagne, plus personne ne fut intéressé.

 

Remerciements
- André Oudot, KTISN. Auteur de la poésie parue dans le bulletin d’actualités du 3° arrondissement de l’Exploitation, en juin 1958, sur l’électrification Dole-Pontarlier-Vallorbe)
- Monsieur Salvatore, Jacques Tati et Yves Robert, pour leur générosité et leur sensibilité
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BB 12044 : le tamponnement

(auquel vous aviez aussi échappé)

 

La 12044 stationnée à l’annexe-traction avant son remorquage jusqu’au dépôt de Dole pour réparation » (Photographie J.C. Jaquet)

  
« La voiture italienne s’est dressée jusqu’à hauteur du portique des caténaires, puis est retombée sur le capot de la machine. Heureusement que ce n’était pas une machine avec cabines en bout, les deux cheminots dolois en ont été quitte pour une grosse frayeur ».
     L’homme qui parle : Jean-Claude Jaquet, témoin direct de la collision, est conducteur CFF à Vallorbe à l’époque. Il va prendre son service, marche le long des voies. A quelques mètres de lui, une voiture italienne est « tamponnée » vers la voie en impasse parallèle à celle qui « descend » de la sortie du tunnel du Mont d’Or, côté France.
     Attention, il ne se passe encore rien d’anormal : le terme « tamponner » une voiture, dans le vocabulaire des cheminots suisses, veut dire qu’elle est lancée par une machine d’un côté à l’autre de la gare. Cette manœuvre est d’ailleurs encore quotidiennement exécutée après chaque arrivée d’un convoi venant de France : la machine CFF vient remorquer celle de la SNCF jusqu’après la zone d’aiguilles (sous caténaires 15000 V – 16 2/3), puis l’envoie au lancer jusqu’au côté SNCF où, sous caténaire 25000 V, elle pourra lever son panto et évoluer par ses propres moyens vers l’annexe-traction. Pendant ce temps de l’autre côté, la loco CFF revient se mettre en tête du train pour continuer en direction de Lausanne.
     En ce matin d’octobre 1961, notre ami pour l’instant ne trouve donc pas anormal de voir cette voiture folle rouler seule sur la zone d’aiguilles côté France, sauf qu’au même moment, venant de déboucher du tunnel, arrive juste en face la BB 12044 en tête d’un train de marchandises ! Il est figé sur place, atterré, impuissant : quelques  secondes après, l’inévitable se produit, dans un fracas épouvantable. Dès que les derniers débris sont retombés et qu’ils ont confirmation que le courant est bien coupé, Jean-Claude et les autres agents présents se précipitent pour porter secours à leurs collègues. Ouf ! L’agent de l’exploitation qui se trouvait dans l’extrémité de la voiture (pour serrer le frein à main une fois arrivée sur la voie de garage) avait déjà sauté dehors, voyant ce qui allait se passer. Les deux conducteurs SNCF ont été épargnés dans leur cabine centrale.
     Il n’y a donc fort heureusement eu ni mort ni blessé dans cet incident dû à une erreur de manœuvre ce vendredi 20 octobre 1961 à 9h 40. On frissonne à la pensée de ce qui aurait pu se produire en d’autres circonstances. Mais avouons que pour un « tamponnement », ce fut un bien spectaculaire tamponnement ! Ici aussi.
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                                                               Eric Seibel

L’extrémité de la 12044 et la voiture après la collision (Photographie J.C. Jaquet)

 

TRANCHES DE VIE A BORD DES « FIAT » (Suite des témoignages)

    Collectés auprès des hommes qui ont servi ces attachantes locomotives, je vous propose de revivre de savoureux moments d’un chemin de fer et ses métiers disparus.

 

En tête d’un train à Morez en 1952, une 140 L  du dépôt de Lons (annexe de Morez), ou Annemasse (annexe de Bellegarde).

 

MA PREMIÈRE « CASTAGNE »  SUR UNE "FIAT"
(De Fernand Piralla, ouvrier puis chauffeur au dépôt d’Ambérieu)

      Le 1er septembre 1943, on m'envoie à la "feuille" pour faire "mes manoeuvres"…( ?) Mon voisin d'établi me traduit: "Tu montes sur les machines, mais avant tu vas apprendre à conduire le feu, les rudiments du métier sur les Coucous de manoeuvres, au triage." C'est bien ça. Je fais deux décades de soirée (12h-20h) sur la 4 A 91 avec un "fonctionnaire" (élève mécanicien). Avec lui, j'apprends à chauffer, mais aussi tout le fonctionnement de la mignonne 4000 encore en bon état. On aborde aussi la machine à vapeur en général et quelques notions du règlement. Par la suite, je n'ai jamais eu l'occasion de rouler avec lui. Mais 9 ans plus tard, devenu Chef de Traction, je le retrouverai dirigeant l'école de reconversion à l'électricité... Je termine "mes manoeuvres" par une semaine de parcours en ligne avec l'équipe Girerd-Moinat, sur leur 140 F 54. Le chauffeur m'enseigne les petits trucs du métier : la lecture du feu, l'usage des injecteurs Sellers. Il me montre ce que l'on doit faire à la prise de service et toutes les "ficelles" du service de la route. Avec eux, je fête mes 19 ans, avant de retourner à mes robinets, soupapes, et autres régulateurs.
     A partir du 13 septembre 1943, je suis admis dans les fonctions de chauffeur de route. Je reste quelques jours à l'atelier. Le 1er octobre, je retourne à la route. Cette fois, c'est du sérieux. Je pars "à mon compte" pour Perrigny. Heure de départ 0h05, à 20h je suis déjà sur la "Fiat".
     En cette période de guerre, à chaque prise de service, il faut d'abord récupérer un outillage complet : un grand et un petit pique-feu, une fourche et une pelle. Rien que pour cela, il faut monter sur 5 à 10 machines. Un peu plus tard, l'outillage des locomotives en stationnement sera confié à un garde-outillage. Je me remémore les conseils du chauffeur Moinat : "Voyons...mettre à chauffer l'huile sur les injecteurs, descendre la briquette, la ranger et la casser devant le gueulard, vérifier les lampes et falots, le bidon à carbure..." Bref, je ne vois pas passer le temps. Déjà, le mécanicien est là. Nous allons sur la fosse de préparation. Basculage, ça va, tout ça je sais faire... Nous voici en tête du train au faisceau de départ. Deux longs coups de sifflet pour "essai des freins".
    Je m'imagine ceux qui savent que je pars pour mon premier train. En réalité, les gens dorment. Ils ne font même pas attention à ces bruits mille fois répétés dans la nuit. Coup de sifflet ! C'est le départ. Je joue du grappin, le feu me semble bien, l'eau...ça va. On roule...Je ne vois pas où je suis. Des fuites de vapeur tissent un voile blanc le long de l'abri. Pelle, crochet, injecteur, je me bats comme un beau diable. Mais à gauche, là, devant le mécano, un manomètre m'inquiète. Pelle, crochet, l'aiguille me nargue, c'est sûr! Le père Ponsot - c'est le nom du mécano - m'écarte, prend la pelle, rétablit la situation. L'opération se reproduit des dizaines de fois. De temps en temps, on s'arrête, prise d'eau... J'en profite pour me rafraîchir. On repart. Je ne sais plus où j'en suis. J'ai mal partout. Les yeux me brûlent. Le mécano a pris les choses en main...définitivement. Il me fait signe pour mettre où arrêter les Sellers. C'est tout ce que je peux faire. Enfin, on s'arrête dans un immense triage. Ponsot  dit : "On est arrivé" En tout, ça doit faire DIX mots depuis le départ. Pour finir, il me perd dans le dépôt de Perrigny. Lorsque je le retrouve enfin, il a fini son repas. Je n'ai que le temps d'avaler une tranche de pain coupée dans un morceau qui est ma ration du mois. Pour ne pas le perdre de nouveau, je le suis comme un chien. Enfin une chambre, un lit ! Je m'écroule tout habillé sur la paillasse, sans être débarbouillé. C'EST ET CE SERA LA PLUS LONGUE NUIT DE MA VIE ! Je ne me souviens plus du retour à Ambérieu tant ce parcours m'a éprouvé. Pendant plus de 10 jours, je m'affalerai sur les grabats, les bras en croix. Je ne peux plus bouger les doigts. C'est la galère ! Je suis fatigué ! Affamé ! Prêt à démissionner ! A tout abandonner ! Heureusement, par la suite je serai avec Bollard, titulaire d'une "mille" (141 D). La chauffe est bien plus facile. La machine est bien entretenue, d'un bon rendement. Je reste un certain temps avec lui, me refais une santé. Ca va beaucoup mieux. Finie la bagarre avec les Sellers, la "Dabeg" est là qui "fait de l'eau" tranquillement... »
 

UNE 140 L DESCEND LES VIADUCS SANS TOUTES SES BIELLES
     (de Pierre Marguet, mécanicien à l’annexe de Morez de 1946 à 1949)

« Une fois, en manoeuvrant à La Chaux des Crotenay (entre Champagnole et Morez), une grume de sapin empilée le long de la voie roula au passage de notre 140 L, et vint se placer sous les bielles. Le choc fit soulever la loco, et se casser un axe de bielle d'accouplement. Avec mon chauffeur, nous avons démonté la bielle et celle correspondante de l’autre côté, pendant que la machine du renfort d'un train descendant "débarrassait" la voie. Je remontai ensuite haut-le-pied. A l'arrivée à Morez, le chef de réserve ne parut pas content de mon initiative. Pourtant c’est bien de la même façon que l'équipe qui vint plus tard chercher la machine pour la réparation l'emmena jusqu'à Lons-le-Saunier …" 
 

CHAUFFEUR, IL « JETTE LE FEU » DE LA L 43 …EN LIGNE !
(De Fernand Piralla, élève-mécanicien à l’annexe de Bellegarde en 1955 et 56) 

      « En 1955, alors que j'étais chauffeur autorisé à la conduite de toutes les machines électriques venant à Ambérieu, j'ai « mystérieusement » été nommé élève-mécanicien …à l'annexe de Bellegarde. Il y avait là une quinzaine de 140 L modifiées « à la peinture », quelques coucous de manoeuvres et le 040 DA 4. Lui était spécialement affecté à la traction des trains sur Divonne. En cas de besoin, une "Fiat" était elle aussi, affectée uniquement sur Divonne (Lorsque j’y étais, c’était la L 42). Cette machine avait les vannes du tender bien rôdées, ainsi que l'attelage entre machine et tender maintenu en bon fonctionnement. Cela pour la bonne raison qu'il fallait désaccoupler le tender pour tourner sur le pont-plaque de cette ville balnéaire. C'était un divertissement gratuit pour les touristes à cette époque. Le pont, lui, tournait « à l' épaulatique », au grand amusement des curistes, qui depuis leur parc nous regardaient faire. Il en était de même à Aix les Bains»    
     Le 24 mars 1956, Fernand se trouve à Saint-Claude. Bien qu’élève-mécanicien, ce jour-là il fait fonction de chauffeur, avec le mécanicien Duronzier, sur la 140 L 20. Une équipe de Bressans (du dépôt de Bourg-en-Bresse) est en difficulté sur la L 43. La machine ne "gaze" pas, il y a des fuites dans le foyer, elle ne peut pas continuer sur Morez. Les mécaniciens échangent leurs locos, et reviennent à La Cluse sur la L 43, en renfort à la L 31 (équipe Dubuisson - Molière) en tête du marchandises 4319. Ensuite, mise en tête du 9795 (également un marchandises) en direction de Bellegarde. A la montée des Neyrolles, la L 43 est de plus en plus réticente. Fernand a beau se démener comme un diable, les fuites contrarient son feu. Il a observé les parois du foyer à La Cluse, et constaté des déformations aggravées depuis Saint-Claude. Par conscience professionnelle, devant le risque évident d’un grave accident, Fernand craque. Il jette le feu en ligne. Sur son rapport, il note : « Rupture de 3 entretoises sur la plaque latérale gauche, 18 sur celle de droite ! » Stupeur et remue-ménage à l'annexe, d'autant que la réparation avait été demandée le 18 mars par le mécanicien Michaud, et non effectuée. Mais on reprochera quand même son initiative à Fernand. On lui rappelle qu’il revient au mécanicien et non au chauffeur de prendre une telle décision…
      "Ensuite, n'ai plus entendu parler de l'affaire de la 140 L 43, raconte-t-il. Mais dès le mois de juillet j'étais promu conducteur de route, alors... Le 12 août, je conduisais ma dernière "Fiat", la L 31. Adieu pelle, régulateur, huile, charbon... et ligne des Carpathes. Le lendemain je rejoignais mon affectation à Ambérieu pour continuer ma carrière aux électriques..."

 

VOITURE 1ère CLASSE A BOGIES POUR UNE « HUILE »
(De Fernand Piralla, élève-mécanicien à l’annexe de Bellegarde en 1955 et 56) 

Le train 2427, partie détachée d’un express au petit matin à Andelot, est remorqué par une 140 L d’Andelot à Bellegarde. Il est composé des fameuses voitures directes Paris – Bellegarde, dont une 1ère classe à bogies. Les équipes de Bellegarde l'appellent "la voiture du directeur". On dit que c'est uniquement parce qu'un ancien dirigeant de la SNCF - Mr Poncet - s'est retiré à St Germain-de-Joux (à côté de Bellegarde), qu’il y a cette voiture au 2427/28, pour ses déplacements à Paris. Quelques années plus tard, la fameuse voiture disparaît effectivement ...huit jours après lui !

 

« BONS BRAS » ET « MOUCHABOEUFS » 

     "Les bons bras", c'est ainsi qu'étaient appelés les mécaniciens de l'annexe de Mouchard. Ils avaient le coup de main nécessaire pour arracher ou pousser un convoi de Mouchard à Boujailles ...sans arracher le feu, si possible ! Sur les carnets de l'un d’eux : Claude-Henri Bernard, des 140 L apparaissent de novembre 1953 à mai 1958. Trente trois sont régulièrement passées entre ses mains dans cette période : les L 1, 2, 9, 10, 11, 12, 14, 15, 21, 22, 24, 26, 27, 28, 29, 30, 35, 40, 54, 55, 56, 57, 66, 73, 79, 81, 82, 85, 92, 96, 97, 98 et 100.

La 140 L 92 dans une file de machines remises en état en 1947. Sur la plaque accrochée devant la boîte à fumée, on peut lire : « DE L’HORME A LONS-LE-SAUNIER ». En fait, la L 92 sera affectée au dépôt de Besançon.

     Leur autre surnom : « Mouchaboeufs » – évoquant la fable de La Fontaine « La mouche du coche » - leur était sans doute donné parce que leur tâche était la pousse des convois dans cette rampe. C’était une « pousse attelée » depuis qu’un rattrapage accidentel au début du siècle avait causé la mort d’un agent serre-freins, écrasé dans sa guérite. Mais parfois certains ne poussaient pas beaucoup, l’équipe de la machine de tête « se tapait tout le boulot » et enrageait. Alors un jour, ils ne se sont pas arrêtés à Boujailles pour permettre à la machine de pousse de se dételer. L’équipe de celle-ci eut beau siffler, ceux de devant ont fait mine de les oublier et les ont emmenés jusqu’à Frasne.

 

LA L 25 PLONGE DANS LE LAC
(De Fernand Piralla, élève-mécanicien à l’annexe de Bellegarde en 1955 et 56) 
 

Quelle belle vallée, de Nantua à Bellegarde ! Fernand l’appelle "mon petit Canada". Passé Les Neyrolles au B.V. d'une architecture particulière puis un court tunnel, la voie longe le lac de Sylans, presque en ligne droite. De la forte pente de la montagne, il est fréquent que des blocs de pierre dégringolent sur la voie. Ils sont la plupart du temps écartés par le chasse-pierres des machines. Mais le 1er avril 1954, un rocher plus gros est heurté par la 140 L 25. Il est roulé sur une centaine de mètres, et finit par faire basculer la locomotive qui termine sa course dans le lac. Le mécanicien et son chauffeur, après s'être remis de leurs émotions, marchent jusqu’à Charix-Lalleyriat, la gare suivante, pour donner l'alerte. Dans un premier temps le préposé rigole,  croyant que c’est un "poisson d'avril" !
     Le relevage n’a lieu qu’au mois d’octobre suivant, et sera spectaculaire. La grue à vapeur Cockerill 85 tonnes de Chambéry est acheminée et positionnée côté Bellegarde, une autre grue de Dijon-Perrigny côté Nantua. Malgré la puissance suffisante des engins, le porte à faux trop important oblige l’équipe de relevage à couler un gros bloc de béton armé de l’autre côté de la voie, afin de s’y amarrer solidement.

Amarrage de la L 25 (dépôt titulaire : Annemasse, annexe de Bellegarde) après son plongeon dans le lac de Sylans. Octobre 1954.

La grue Cockerill 85 tonnes de Chambéry, solidement arrimée au bloc de béton, remonte la L 25 de sa fâcheuse posture. Octobre 1954.

     La L 25 remontée de son bain forcé est garée à Charix. Elle ne sera pas réparée, et emmenée au fond d'une voie de l'annexe de Bellegarde dans l’attente de sa réforme.Aujourd'hui, la vallée de Nantua à Bellegarde - le "petit Canada" de Fernand - est dominée par l'autoroute A 40, qui la surplombe par de spectaculaires viaducs de béton. La ligne La Cluse-Bellegarde a été fermée en1990, mais la plate-forme de la voie est réutilisée pour la nouvelle liaison TGV Mâcon - Genève, maintenant en service. Si sa présence n’a pas été jugée gênante, le bloc de béton s’y trouve peut-être encore

 

« Mr RIPOLIN » DÉCOUPE LA L 36 EN LONG
(De Fernand Piralla, conducteur au dépôt d’Ambérieu à partir de 1956) 

   Au début des années 60, l'annexe de Bourg-en-Bresse a été transformée en chantier de démolition pour les 140 L de la région. Mr Lombard, dit "Ripolin", le chef de réserve de l'annexe a eu l'idée de faire couper la 140 L 36 dans le sens de la longueur afin de faire remarquer la véritable transformation des 140 F en 140 L. Cette modification intéressait principalement la tubulure de la chaudière: 24 tubes à fumée de 150 mm permettant d'installer des éléments à surchauffe similaires à ceux des 141 D et E.
 

LE DERNIER CARRE SURVIT AUX ANNÉES 50 …POUR DÉSHERBER LES VOIES.

      Parmi quelques 140 L affectées au dépôt de Dijon-Perrigny de 1954 à 1959, il y a la L 80. Son mécanicien titulaire est un homme brutal, surnommé "l'homme des bois" par ses collègues. Malgré son mauvais traitement supposé, il faut croire que la L 80 est encore en état satisfaisant lorsque ce dépôt s’en sépare, puisqu’elle ne sera radiée qu’en 1964 à Nevers avec les L 18 et 79 (dernière à avoir quitté le dépôt de Lons le 26 mai 1956). La L 51 fut radiée en 1961. La L 18 (ex-«galère» de Robert Genou en 1949 à Morez), semble avoir été la seule a être équipée de la cabine de commande à l’avant, et être utilisée pour le train désherbeur.
 

L’abri de la 140 L 8. Mécanicien Sibuet, chauffeur Blazer. Machine et équipe de l’annexe de Bellegarde.

L’abri de la 140 L 70. Mécanicien Bourgeois, chauffeur Etienne Valencien. (Machine et équipe de Bellegarde). La plaque récemment apposée ne recouvre pas complètement  le marquage à la peinture. Cette machine sera mutée au dépôt de Montargis en 1955, avec les L 5 et 39.

 

LES 140 L AU CINEMA.

Voulez-vous voir aujourd’hui une 140 L en mouvement ? Sur le DVD « Ferrovision » N° 4 accompagnant Ferrovissime N° 18, assistez à l’arrivée d’une double-traction de 140 L en tête d’un train spécial de colonie de vacance en gare de Saint-Laurent, « la ville la plus froide de France ».  Dans un film de Luis Salavski : « La neige était sale » avec Daniel Gelin (1953), des séquences ont été tournées l’hiver en gare de Morez enneigée, parmi lesquelles le démarrage d’un train tracté par une 140 L.

 

REMERCIEMENTS

Daniel Bernard, Jean-Marie Florin, Daniel Gautheron, Robert Genou, Guy Jacquier, Pierre Marguet,  Fernand Piralla, Paul Renaud.

 

TRANCHES DE VIE A BORD DES « Jeep » (Suite des témoignages)

140 J au dépôt d’Alès
 

MACHINE A FAIRE PEUR AUX ENFANTS

    « J’ai vu une affreuse Jî » Ainsi commence le récit de mon frère à son retour d’une observation vers le dépôt. Notre première rencontre avec l’une de ces locos, quelques semaines plus tôt nous a fait très mauvaise impression :
      Dole, été 1963. Nous escaladons la margelle du pont métallique de la ligne de Poligny, pour plonger comme à notre habitude dans le canal Charles-Quint. Soudain, un bruit étrange et inhabituel se fait entendre, bien différent des joyeux coups de klaxon du locotracteur Y 7100 qui fait la navette entre Dole-Ville et La Bedugue pour la desserte de l’usine « Idéal-Standard ». Et pour cause : c’est bel et bien « une vapeur » qui débouche dans la courbe de la prairie d’Assaut. A son approche, son cliquetis de ferraille et l’étrange vibration émise par ses soupapes nous inspirent une véritable terreur qui nous fait redescendre à toute allure du talus. Sans doute, surpris par le vacarme et notre imagination aidant, avons-nous cru voir surgir l’un de ces monstres légendaires lancé à notre poursuite. Il suffit d’observer la silhouette peu engageante d’une 140 J pour comprendre notre réaction d’enfants.
     Quelques jours plus tard, je vois sortir du dépôt une loco étriquée, et reconnais le « monstre ». Je regarde sa chaudière dépouillée, sa boîte à feu efflanquée, ses maigres roues, ses nombreux rivets, et son espèce de casemate en guise d’abri. Une fumée âcre et jaunâtre vomit de l’étroite cheminée. Les éternuements de caniche produits par l’échappement lorsque la machine s’éloigne du parc à combustibles ne sont pas pour moi un signe de grande puissance. Toutes ces impressions me viennent en comparaison des 141 R aux formes généreuses et aux bruits qui nous sont familiers. Tiens, la chaudière est au timbre, les soupapes reprennent leur vibration menaçante et désagréable. A celle-ci je préfère cent fois le déchirement pourtant soudain et brutal des soupapes des 141 R. Après la prise d’eau, je rejoins mon observatoire en face du heurtoir de la voie de sortie, non pas par désir de m’en approcher (je suis encore méfiant à cause de ces satanées soupapes vrombissantes), mais pour voir sa traverse avant. Au-milieu de celle-ci, je découvre ce J majuscule, aussi incongru pour moi que la présence de cette bizarre « bécane » au-milieu de « mes » 141 R. Qu’est-ce qu’elle est moche, cette intruse. Bien de l’avis du frangin.

140 J au dépôt d’Alès, dont on aperçoit les installations du parc à combustibles. Décembre 1957 (J.M. Florin).

 

TRANSFORMATIONS : J 153 « BOLIDE » ET J 7 « DIESEL »

En escale à Digne à l’été 1949, le Mécanicien Marcel Reymond invite ses enfants sur sa 140 J 155, du dépôt de Marseille-St Charles (Coll. Michel Reymond).

     Dans les années 40, les 140 J perdent la première de leurs deux fenêtres latérales sur les côtés de l’abri. Elles sont occultées, et sur certaines machines on distingue encore l’ancien entourage en relief jusqu’à la fin de leur carrière. Alors qu’elles en étaient dépourvues, elles reçoivent un graisseur mécanique du type LHA Bosch, installé sur le tablier côté gauche, devant les leviers de relevage de marche.
     En 1949-50, pour sa dernière tâche avant de prendre sa retraite le célèbre ingénieur André Chapelon s’attaque aux 140 J pour remédier à leurs défauts. La 140 J 153 est choisie pour subir aux ateliers de Nevers les modifications décidées par « le Maître » : renforcement du châssis avec pose de coins de rattrapage de jeu automatiques, élargissement des passages de vapeur dans les distributeurs, échappement Kylchap combiné à une plaque déflectrice montée dans la boîte à fumée. Malgré un échappement qui « tonne sec », il n’y a aucun arrachement de feu ni de projection d’escarbilles. Pour démontrer les causes des déformations du châssis, il fait construire une maquette en bois de cette pièce.
     Lors des essais, la J 153 se montre d’une tenue de voie parfaite, même à la vitesse de 110 km/h ! Mise dans le roulement des 141 R, elle s’avère capable des mêmes performances, tout en économisant 30 % de combustible ! Mais la SNCF ne juge pas utile d’étendre ces modifications au reste de la série. Seules quelques unités sont traitées : J 55, 133, 148, 160. Mais curieusement, au début des années 60, la J 19 – alors au dépôt de Nevers – est équipée du même échappement Kylchap. Un appareillage de tôles mis au point par l’ingénieur est toutefois installé autour du cendrier ainsi qu’une grille dans la boîte à fumée sur les machines de la région Méditerranée, afin d’éviter les incendies le long des voies. Le dépôt de Nîmes se chargeait du levage des « Jipettes » de cette région. A l’occasion de celui de la J 7 en 1952, il l’équipe pour la chauffe au fuel. Mais cette transformation n’est pas reproduite à d’autres unités.
 

140 J EN TÊTE D’UN EXPRESS : UN ESSAI SANS SUITE
(de Roger Dupuy, chauffeur puis mécanicien au dépôt de Roanne)

    « Elles étaient le symbole du dépôt de St Etienne. On les voyait partout dans le Haut-Forez, en Haute-Loire, la vallée de l’Ondaine ou du Gier, assurant tous services, depuis les « tirages » au fin fond d’un embranchement industriel ou minier jusqu’aux renforts en tête des express entre Rive de Gier et Châteaucreux.
    Un essai de traction d’express de nuit aurait eu lieu avec une J de St Etienne (époque non-précisée). Train 1018 (St Etienne-Paris), 300/350 tonnes, St Etienne à St Germain des Fossés, 148 km, 7 arrêts. On ne connaît pas les conclusions de cette aventure, mais les essayeurs n’ont pas insisté »
 

LA 140 J 80 TOMBE DU VIADUC

    Juillet 1944. En Loire et en Haute-Loire, ceux des maquis redoublent d’audace et de courage. Le « Plan vert » est activé. Il prévoit le sabotage systématique des voies ferrées. Les actions de « l’armée de l’ombre » se succèdent. L’année précédente, dans le tunnel de Tarare, la 140 J 118 a été percutée une première fois par la 141 B 117 lancée contre elle. Elle fut de nouveau percutée à l’arrière par la 141 C du train de secours. Sa chaudière fut arrachée et encastrée sous la voûte du tunnel. Malgré les très importants dégâts, la J 118 sera réparée en 1948.
     Le 31 janvier 1944, la 140 A 80 est sabotée à l’explosif une première fois, à l’annexe-traction de Fraisse-Unieux, tout comme les 140 A 45, 49, 158, 160 et 161, et la 240 A 167. Toutes ces machines subissent des avaries diverses au mouvement et aux cylindres. Le 16 août, la 140 J 80 (devenue « J » depuis sa réparation) se rend Haut-le-pied à Retournac pour assurer le train 2501. Elle est interceptée par les maquisards (équipe du Commandant Perrin), et envoyée à la dérive vers le viaduc « des Neuf Ponts » au Pertuiset, qui vient d’être dynamité. Elle s’écrase au fond de la brèche. Irréparable, elle sera découpée sur place. Ce sera la seule de cette série de 170 machines à disparaître avant 1958.
     Quelques jours plus tôt, le 2 août, une autre 140 J a été envoyée sur le viaduc de Chamalières à côté du Puy-en-Velay (et non pas Chamalières vers Clermont-Ferrand), lui aussi dynamité. Cette machine – dont on ne connaît pas le N° - s’est enfoncée dans la brèche mais n’a pas chuté sur la route passant sous cette arche. L’un de ses essieux accouplés est gravement faussé, une roue est décalée de plusieurs centimètres. La machine est remontée et réparée, mais l’essieu faussé est abandonné sur place. Michel Gachet témoigne qu’il se trouvait toujours à l’emplacement de l’ancienne gare, près d’un jeu de boules en février 2010 (voir photo). Ainsi, comme de toute la série des trois cent dix huit 141 P il ne reste qu’un bissel Zara à la « Cité du train », des cent soixante dix 140 J il ne restait que cet essieu abandonné dans les ronces  …jusqu’en février 2010. Mais l’année suivante il avait disparu.

Seul vestige de toute la série des 140 J, l’essieu faussé abandonné sous la végétation à Chamalières, toujours là en février 2010, mais disparu depuis. (M.Gachet).

L'essieu retrouvé !

Et bien, il a réapparu ! Michel Gachet, de passage en train à Chamalières, l’a aperçu et y est retourné : l’essieu a été de nouveau transporté et se trouve maintenant à côté du B.V.  Si un jour, en bon pèlerin vous suivez le chemin de St Jacques de Compostelle, vous pourrez vous recueillir devant cette ultime relique de nos chères « Jipettes ». 

L’essieu est posé à côté d’un coupon de rails, qui semble avoir été préparé pour le caler dessus en « monument ». L’engin de levage nécessaire n’a pas encore été disponible ?...

Réfection d’un passage supérieur à Lozanne par le 5° régiment du Génie, avec la 140 J 116 de St Etienne. On aperçoit en arrière-plan le fameux « Diplodocus »(J. Paillard, Coll. J.M. Florin)

 

LES TIRE-FONDS SE SOULÈVENT DEVANT LA J 83
(de Daniel Gautheron, chauffeur puis Mécanicien au dépôt de Dole)

    « Avant d’être nommé élève-Mécanicien, j’ai dû faire bien des courses comme chauffeur. En 1963, il y avait quelques 140 J, dont la J 83. C’est la première machine que j’ai chauffée « à la main ». Un jour, je suis commandé avec le Mécanicien Gaby Pernin. Sur le document était curieusement inscrit : « spécial Dole-Aumont ». Je m’en souviendrai de ce « spécial ». Tu parles, Aumont c’était la dernière gare de l’ancienne ligne Dole-Poligny, après il n’y avait plus rien, c’était déjà déferré. Je me demandais bien ce que l’on allait bien foutre dans ce trou perdu. Les manœuvres dans les gares étaient si longues et fastidieuses, qu’en fait nous n’avons pas été plus loin que Mont-sous-Vaudrey (19 km de Dole). En ligne, Gaby me montrait la voie devant nous : incroyable mais vrai, les tire-fonds se soulevaient devant la machine ! Pas de quoi être rassuré. Il fallait s’arrêter avant et après tous les P.N. Nous y avons passé la journée, pour ramener en tout et pour tout cinq wagons de betteraves. Partis vers 10 h le matin, nous sommes revenus à 18 h. Au dépôt, ils étaient persuadés que nous avions déraillé ! »
 

LA J 112 S’ESSUIE LES PIEDS SUR LE VIADUC …DES CROTTES.
(de Marcel Brenot, alors Chef de réserve à l’annexe-traction de Morez)

    Pendant l’hiver 1962-63, Marcel était Chef de Réserve à l’annexe-traction de Morez. Deux 140 J sont détachées ici l’hiver, sous le statut de « réserve-chasse-neige », donc équipées du gros éperon, solidement fixé à la traverse avant à la place des tampons. Au matin du 14 février, après trois jours de chutes de neige et une nuit particulièrement glaciale, l’autorail ABJ devant rejoindre Andelot et Dijon patine à l’approche du viaduc des Crottes, ne parvient pas à monter la rampe et doit rebrousser chemin jusqu’à Morez.
     « J’ai pris la J 112, « la Ginette » - c’est ainsi que nous appelions familièrement nos 140 J – avec le chauffeur Colette du dépôt de Dole.

Au début des années 60, avant d’être définitivement remplacées par ceux-là,  les 140 J - comme ici la J 16 à Thiers – pouvaient parfois être en double-traction avec un 63000 (bien que d’après le règlement…) (D.Urbain)

Le règlement interdisait d’atteler directement un engin thermique à une locomotive à vapeur. Il y avait là un wagon UFR avec dessus la citerne de gaz ( !) qui servait à approvisionner la ville de Morez. Nous l’avons intercalé entre les deux engins et avons ainsi remorqué l’ABJ. Mais arrivé au viaduc des Crottes, nous n’avancions que mètre après mètre, nous reculions même par moments. La glace était si dure que par endroits les roues se soulevaient. En me retournant, je voyais fumer l’autorail : Alixe, le conducteur, essayait de pousser en deuxième… Nous étions aidés par le service de l’équipement, et également par des civils de Morbier armés de pics-pioches pour casser la glace entre le rail et le contre-rail sur le viaduc. En plus, ils devaient faire attention aux morceaux de glace qui tombaient, car dessous il y avait des habitations.
    Lorsque nous avons réussi à passer, atteignant enfin la gare de Morbier vers 11 h (à 3, 5 km de Morez), le train TA 2404 avait déjà trois heures et 45 minutes de retard ! »

La J 112 (Mécanicien Marcel Brenot, chauffeur Colette) remorque l’ABJ sur le viaduc des Crottes à Morbier. 14 février 1963 (Coll. Seibel).

 

LE PARRAIN DES J
(de Marcel Brenot, alors Chef-Mécanicien au dépôt de Dole)

    M. Levrey, chef de dépôt de 1963 à 1968, était ici le « Parrain » des 140 J. Il leur trouvait de bonnes qualités, veillait à leur bon entretien. Il souhaitait les utiliser bien plus à la traction de véritables trains, et pas qu’aux trains de travaux. Il en avait même fait équiper une de l’éclairage électrique (d’après les photos, la J 24). 
     « Il en aurait bien voulu d’autres, se souvient Marcel Brenot. Mais on ne nous proposait que des machines de la région Méditerranée équipées de tenders trop longs : des 25 A et même des tenders à bogies. Ca ne pouvait pas aller avec les ponts-plaques de 17 mètres qu’on avait sur nos lignes de montagne »
      De par les échanges de machines entre les dépôts de Dole et Nevers en 1963-64-65 (J 24, 83, 86, 129, 169), Mr Levrey était en relation avec ses collègues nivernais, et probablement de Clamecy. Alors, quand on sait le service dont les 140 J louées aux C.F.E. (et leurs équipes !) étaient capables, il devait en rêver… Il faut bien dire aussi que les mécaniciens et chauffeurs dolois voulaient tous faire des tournées de Mulhouse avec les 141 R. Désormais, les machines à la chauffe à la pelle, il ne fallait plus trop leur en parler…

Nous sommes à bord de la J 24 au dépôt de Dole, la dernière 140 J de la SNCF. M. Levrey – le chef de dépôt « Parrain des 140 J » - se fait toujours un plaisir d’accompagner personnellement les amateurs pour leur faire visiter sa chère locomotive. Constatez que bien qu’elle soit réformée depuis deux ans, il ne manque absolument rien sur la « devanture » (J.Lavallée, Coll. Seibel)

 

LES COULEURS DES JEEP

    Au début des années 60, sur la plupart des machines - qu’elles aient été vertes ou noires dessous – on ne voyait plus qu’un noir sale, presque gris. Le ruissellement de la pluie entraînait les traces du sable depuis la trappe de remplissage sur le dôme et celles du TIA depuis les soupapes et les bouchons autoclaves, laissant sur la chaudière des coulures verticales blanchâtres. Dans les parties basses, sous la limite du tablier ce noir sale se teintait de marron, provenant à la fois de la rouille et de projections d’huile, graisse et poussières diverses soulevées dans le mouvement. Même le blanc des inscriptions et le fond rouge de la traverse avant, ainsi que des plaques d’immatriculation sur l’abri (quand bien même il y en avait), avaient parfois disparu sous cette couche. C’est dire si dans ces cas-là il était difficile d’identifier la loco ! C’est ce que l’on pouvait voir à Dole en ce début des années 60, et il semble bien – en observant les photos – que c’était devenu la règle un peu partout. Il y avait toutefois des exceptions, comme par exemple les J 2 et 148, arrivées à Clamecy entièrement repeintes en vert 301.
     Il en était tout autrement pendant la première moitié de la décennie précédente, où les J étaient encore bichonnées, et certaines parties remises en peinture, selon les approvisionnements à leur établissement d’attache. Jean Florin, qui avait noté sur un carnet les numéros des machines qu’il voyait et leurs couleurs, l’a écrit (Loco-Revue 575) : « Tant de souvenirs me semblaient contradictoires ! (…) Rappelez-vous ces machines rendues mates par les suies, dont seules les tôles de l’abri reluisaient d’une belle peinture neuve (…) ou encore de ces portes de boîte à fumée brillantes comme un sou neuf, posées sur des chaudières patinées par la poussière de houille… » Parmi ses notes, quelques 140 J vues sur la région Méditerranée : « avril 1952, 140 J 34 à Marseille : entièrement noire. J 131 : noire, arrière tender vert. Juin 1952, J 57 à Avignon : verte entièrement (presque noire). Juillet 1952, J 150 à Avignon : entièrement noire. J 115 à Carnoules : entièrement verte (tender 25 A) »

Au dépôt de Besançon en 1962, la J 112 doloise est l’exemple type de la livrée « crasse unifiée » de cette époque, avec les traînées blanchâtres sur la chaudière (Coll. Seibel)

Premières 140 J Franc-comtoises « au tas » dans l’ancien dépôt de Lons-le-Saunier en 1961. Sacré terrain d’aventures ! (G. Albrici, Coll. C.B.Rossinelli)

 

LES 140 J AU CINEMA.

Voulez-vous voir aujourd’hui une 140 J en mouvement ? Dans le film « Le boulanger de Vallorgue » d’Henri Verneuil (1952), une séquence dans laquelle Fernandel prend le train a été tournée en gare de Manosque, rebaptisée « Bella Vista » pour la circonstance. Deux plans montrent brièvement des 140 J : passage en courbe de la J 108 en tête d’un convoi de « 3 pattes » à portières latérales, et arrivée en gare d’un convoi semblable, avec la J 63 en tête. (j’ai trouvé ce film en DVD pour un prix modique en « promo » au supermarché)

 

REMERCIEMENTS

Marcel Brenot, Jean-Claude Capdeville, Jean-Claude Faure, Jean-Marie Florin, Michel Gachet, Daniel Gautheron,  Jean Lavallée, Paul Renaud, Michel Reymond, Claude-Bernard Rossinelli, Pierre Stimac, Daniel Urbain.

 

Par un matin d’hiver des derniers jours de 1957, apparition « Magique » de la J 3 du dépôt d’Alès, surprise en gare …des Mages. Elle assure la desserte de la ligne St Julien-les-Fumades  - Le Martinet (J.M. Florin)